Les Onze Mille Verges d’Apollinaire, pire que Sade ?

L’œuvre érotique d’Apollinaire a longtemps été laissée de côté au profit de son travail poétique, plus accessible au grand public. « Les Onze Mille Verges », d’abord publié clandestinement, à mi-chemin entre Sade et Rabelais, a de quoi choquer la morale.

Un article de Pierre Ropert

Zoophilie, scatophilie, pédophilie, nécrophilie, gérontophilie, inceste… La liste des déviances que les personnages d’Apollinaire pratiquent dans son roman pornographique Les Onze Mille Verges ou les amours d’un hospodar est longue. Et les descriptions n’ont rien à envier à celles du Marquis de Sade : « Mademoiselle, je ne vous ai pas plutôt aperçue que, fou d’amour, j’ai senti mes organes génitaux se tendre vers votre beauté souveraine », conte ainsi le poète dans un des passages les plus « tout public » de son oeuvre.

D’autres sont bien plus directs : « Le Prince regarda l’heure. Il était onze heures du matin. Il sonna pour faire monter le masseur, qui le massa et l’encula proprement. Cette séance le vivifia. Il prit un bain et se sentait frais et dispos en sonnant pour le coiffeur, qui le coiffa et l’encula artistiquement. Le pédicure-manucure monta ensuite. Il lui fit les ongles et l’encula vigoureusement. Alors le Prince se sentit tout à fait à l’aise. »

Dans ce roman pornographique, Guillaume Apollinaire — décédé il y a tout juste 100 ans — raconte les aventures du Prince roumain Mony Vibescu qui fait le serment suivant à Culculine d’Ancône, une jeune Parisienne : « Si je vous tenais dans un lit, vingt fois de suite, je vous prouverais ma passion. Que les onze mille vierges ou même onze mille verges me châtient si je mens ! » Las, le Prince finira par payer le prix de sa promesse, châtié par les onze mille verges des 11 000 Japonais vainqueurs à Port-Arthur, non sans que le lecteur ait auparavant suivi ses pérégrinations dépravées à travers le monde.

L’éclectisme pornographique d’Apollinaire a de quoi surprendre, à la lecture du roman, quand on sait qu’il s’agit de son premier ouvrage publié. Les Onze Mille Verges paraît en 1907. On ne connait rien d’Apollinaire auparavant, si ce n’est un autre roman érotique intitulé Mirely ou le petit Trou pas cher, dont on a perdu la trace. Les Onze Mille Verges n’est pas signé — la pornographie est alors censurée — et est publié chez un imprimeur d’ouvrages clandestins ; l’écrivain se contentant d’un « G. A. ».

Apollinaire connait d’autant mieux ce type de littérature qu’il a traduit, dès l’âge de 19 ans, le Décaméron de Bocace, un conteur libertin de l’Italie du XIVe siècle. Surtout, sa passion pour l’érotisme ancien l’a mené à rédiger « l’Icono-bio-bibliographie », c’est-à-dire le catalogue des « Enfers » de la Bibliothèque nationale, où sont rassemblés les ouvrages réprimés par la morale et contraires aux bonnes mœurs.

Marquis de Sade — Les Onze Mille Verges d'Apollinaire, pire que Sade ?

Grâce aux « Enfers », Apollinaire parvient à sauver ses auteurs favoris en publiant des versions édulcorées de leurs œuvres. Ainsi, non seulement l’écrivain exhume Sade, mais il fait paraître dès 1909 une anthologie de ses textes les moins scabreux afin de le réhabiliter. « Il reprend un texte comme ‘Les Mémoires d’une chanteuse allemande’, dans la collection Les Maîtres de l’amour… puis le republie de façon clandestine, dans sa version non censurée, en supprimant les passages édulcorés », témoigne à ce sujet Alexandre Dupouy, auteur de l’ouvrage Apollinaire et les femmes. Car Apollinaire est un habitué du milieu de la publication clandestine : « Il va souvent en Belgique sans vraiment de raison apparente, alors qu’on sait que les livres clandestins sont fabriqués en Belgique, où les condamnations sont moins agressives. […] C’est d’autant plus courageux que n’étant pas de nationalité française, il risque l’expulsion ».

Fils d’une courtisane (qui n’est sans doute pas étrangère à l’omniprésence de l’éros dans l’œuvre du poète) et d’un père inconnu, Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinaire de Kostrowitzky, né à Rome en tant que sujet polonais de l’Empire Russe, n’a en effet pas la nationalité française, qu’il n’obtiendra qu’à ses 36 ans grâce à son engagement militaire, en 1916.

A la lecture du roman pornographique d’Apollinaire, l’ignominie va crescendo. Est-ce à dire que l’auteur d’Alcools a voulu faire mieux, avec Les Onze Mille Verges, que le maître du genre, le Marquis de Sade ? Pas du tout, à en croire Alexandre Dupouy : « Sade c’est sacré, c’est le Divin Marquis. Apollinaire c’est le bouffon génie, et il fait là une bouffonnerie. Sade écrit son essence, sa raison d’être, son entité quand Apollinaire voulait faire un truc rigolo à l’époque. Le génie d’écriture est plus chez Apollinaire que chez Sade. Mais Sade a un message à porter, qu’il veut porter de façon aussi sacrée et dogmatique que ce qu’il dénonce en face : le dogme chrétien, ecclésiastique. Alors que pour Apollinaire, la vie doit être une grande bouffonnerie parsemée d’orgies. Le problème de l’obscurantisme ne préoccupe pas Apollinaire. »

L’horreur prend en effet rapidement une tournure ridicule, et l’écriture affublée de l’humour d’Apollinaire parvient à circonscrire l’infamie des actes contés. « ‘Les Onze Mille Verges’ se situe entre Rabelais et Sade, précise Alexandre Dupouy. Peut-être même plus Rabelais que Sade, finalement. On est plus proche du journal Hara Kiri que d’un texte sensuel. »

Après Les Onze Mille Verges et Les Exploits d’un jeune Don Juan (1911), un roman érotique repris d’un texte allemand qu’Apollinaire réécrit et auquel il donne une tonalité « assez douce, à connotation de découverte de l’amour par les adolescents », le poète n’écrira plus de roman à caractère sexuel. Les Poèmes à Lou peuvent néanmoins être « aussi pornographiques que son roman », rappelle Alexandre Dupouy. Ainsi, le 13 janvier 1915, dans une lettre adressée à Louise de Coligny Chatillon, dite Lou, dont Apollinaire est épris, il lui écrit ainsi : « Si tu savais comme j’ai envie de faire l’amour, c’est inimaginable. C’est à chaque instant la tentation de saint Antoine, tes totos chéris, ton cul splendide, tes poils, ton trou de balle, l’intérieur si animé, si doux et si serré de ta petite sœur, je passe mon temps à penser à ça, à ta bouche, à tes narines. C’est un véritable supplice. C’est extraordinaire, ce que je peux te désirer. […] Mon Lou je me souviens de notre 69 épatant à Grasse. Quand on se reverra on recommencera. »

Sources : L’article de Pierre Ropert et la photo de Pablo Picasso sur le site de France Culture

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