Mangeons et buvons car demain nous mourrons !

26 janvier 1767, Louis Donatien Aldonse, lieutenant général de la Bresse, Bugey, Valromey et du pays de Gex, capitaine de cavalerie et Comte de Sade, a devant lui Jainnet, le curé de la paroisse Saint Symphorien de Montreuil-près-Versailles… un drame vient d’arriver.

Il y a tout juste une semaine tout allait bien, tout était comme à l’ordinaire. Lundi dernier, son père, le haut et puissant Seigneur Messire Jean Baptiste François, Comte de Sade, de Mazan, Lacoste, Saumane, lieutenant général de la Bresse, Bugey, Valromey et Pays de Gex, ci-devant Ministre de l’électeur de Cologne, était enchanté de savoir sa belle-fille enceinte de deux mois ; il allait bientôt être grand-père. Il se voyait déjà expliquer à son petit-fils les origines de leur famille, la Provence, leurs armes sous le Pont d’Avignon, l’Aigle du Saint-Empire qui atterrira sur leur blason des années plus tard, les femmes, surtout les femmes… car il le savait, cet enfant serait de sexe masculin !

Il y a huit jours, tout allait bien ; Louis Donatien venait d’annoncer à sa mère qu’elle allait être grand-mère. Huit jours plus tard, la voilà avec une tête qui ferait fuir un ange. Quelle tristesse, elle n’a que cinquante-quatre ans, son mari en a douze de plus, que va-t-elle devenir ? Sur le seuil de l’église faisant l’angle de l’actuelle rue Saint-Symphorien et celle de l’Ecole des Postes, debout face à lui, un ami de son père, l’abbé d’Aumasle, déblatère un jargon qu’il exècre au plus haut point. Derrière le religieux, un peu plus loin, sans un bruit, entouré de douze pauvres portant un flambeau, son père, solennel, vient de rentrer dans la Maison de Dieu. Soixante-six ans, c’est trop jeune ressasse-t-il, c’est beaucoup trop jeune!

Un horrible cri le tire de son accablement, un animal qu’on égorge ? Non, un braiment, lui dit son beau-père, le président de Montreuil, qui l’accompagne et qui signera le registre avec lui tout à l’heure. Quel bruit infecte, qu’on le fasse taire, comment nomme-t-on le maître d’un âne ? Que son berger lui donne à manger ! Cela dit, avec la météo qu’il y a eu ces derniers jours, avec le vent, la neige et le verglas qui ont ravagé le coin, Louis Donatien veut bien croire que ce bougre d’animal ne veuille pas obéir et qu’il préfère rester dans son écurie à mater le cul des juments.

Cela lui rappelle la tête de son père quand on lui a dit, à la mi-janvier, que son vin avait gelé. Ce jour là, la température chatouillait les -12°C, l’air était si glacial que tout semblait figé. Sade, se remémore également ce que lui disait son père, lui qui se disait franc-maçon. Lui, le frère initié en Angleterre, en même temps que Montesquieu, celui qui aimait raconter que les festivités de Noël prenaient tout leur sens quand, au travers une mystique bien huilée, on comprenait le sens caché de cette période de fête. Noël, ou le retour à la vie de la Nature, la résurrection de celle qui nous permettra de survivre une saison supplémentaire… Mangeons et buvons car demain nous mourrons, disait Saint-Paul !

L’horrible cri le ramene de nouveau à la réalité ; de l’autre côté du carrefour, un mulet rechigne à tirer un charriot rempli de gravats. Sade devine que celui-ci revient du chantier situé un peu plus loin vers l’Ouest, celui de la nouvelle église en pleine construction ; une riche idée car celle-ci, celle d’aujourd’hui, tient encore debout par on ne sait quel miracle !

Son histoire commence avec Saint Germain. A cette époque, Childebert Ier, quatrième fils de Clovis, lui avait donné une terre à trois lieues de Paris. Là-bas, le saint homme entreprit d’évangéliser les paysans qui y vivaient. Pour cela, il fit venir des moines de Bourgogne pour bâtir un petit monastère dédié à Saint Symphorien. Hélas, la Guerre de Cent Ans ravagea le bâtiment. Il fallut attendre l’année 1472 pour que les religieux, de l’ordre des Célestins, fassent reconstruire un nouveau sanctuaire… cet édifice dura alors trois siècles.

Les terrains alentour furent par la suite vendu par morceaux, Versailles allait alors connaître son apogée. Cependant, plus la population se développait, plus le bâtiment de l’église vieillissait… ce n’est pourtant pas avant 1764 que Louis XV, rachetant le terrain, accéda au désir du curé et des paroissiens qui voulaient voir construire une église « moderne ».

L’architecte Trouard, intendant des dehors de Versailles, pétri de culture antique, bâtit un édifice de style néo-classique. Le financement fut assuré par le vente de l’ancienne église et de ses dépendances. La nouvelle église fut inaugurée en 1770, sans décoration intérieure. Avec la Révolution, l’église Saint-Symphorien fut profanée, les vases volés, le mobilier dispersé. Puis le bâtiment fut fermé. Le culte de la Raison n’y fut même pas célébré. Avec le Concordat de juillet 1801, l’église retrouva son statut de lieu de culte officiel. Ce n’est qu’après, au XIXème siècle, qu’elle fut embellie.

Mais ça, Louis Donatien Aldonse, lieutenant général de la Bresse, Bugey, Valromey et du pays de Gex, capitaine de cavalerie et Comte de Sade, ne le sait pas encore. Il a devant lui Jainnet, le curé de la paroisse Saint Symphorien de Montreuil-près-Versailles… un drame vient d’arriver : son père est mort avant-hier et celui-ci vient de rentrer dans l’église où il sera inhumé à gauche de la chaire.

Marquis de Sade — Mangeons et buvons car demain nous mourrons !

Ce que Sade ne sait pas également, c’est que le cimetière attenant à l’église devant laquelle il se trouve, sera déplacé à la destruction de l’édifice. En 1775, les derniers ossements seront rassemblés et transportés dans une fosse du cimetière aménagé à proximité de la nouvelle église Saint-Symphorien, à l’angle de l’actuelle rue des Condamines et de la rue Pasteur, dont la construction s’achèvera en 1770.

Après son rattachement à la ville de Versailles en 1787, Montreuil-près-Versailles se développera, le nouveau cimetière deviendra vite insuffisant et trop proche des habitations. Des projets d’agrandissement sur site seront proposés par les administrateurs de la fabrique paroissiale, mais les pétitions des habitants et propriétaires pour un transfert hors la ville s’imposeront à la municipalité ; notamment lors de l’épidémie de choléra en 1832. Le choix de la ville se portera sur un terrain rue des Petits-Bois, située à l’extrémité de la rue de la Bonne-Aventure.

Les quelques rares concessions perpétuelles seront transférées dans le nouveau cimetière, ouvert aux inhumations en janvier 1841. Le sol de l’ancien sera vendu aux enchères en 1853 avec interdiction d’y pratiquer des fouilles pendant trente ans. L’architecte Léon Bachelin, devenu propriétaire du terrain en 1910, y bâtira l’immeuble actuel du n°14 rue des Condamines.

En 1975, lors des opérations d’alignement de voirie communale pour l’élargissement des rues de la Bonne-Aventure et de la Ceinture, plusieurs emprises nécessiteront le transfert de sépultures sur d’autres emplacements du cimetière. Un ossuaire des concessions abandonnées sera ensuite construit en 1992 en même temps qu’un columbarium de 284 cases où seront placées les urnes funéraires.

Avec tout ce trafic d’os, vous conviendrez qu’il est maintenant difficile de savoir avec précision où se trouve le père du Marquis. Cependant, si au prochain solstice, sauter par dessus un feu de camp ne vous enchante guère, venez sauter par-dessus les tombes du cimetière de Montreuil, l’endroit est charmant et, qui sait, vous croiserez peut-être Jean-Baptiste au détour d’une allée !

Sources : Registres paroissiaux de Versailles Saint Symphorien – P193 / Acte d’inhumation du père du Marquis de Sade / Histoire du cimetière de Montreuil – Cathy Biass-Morin / Histoire de l’église Saint Symphorien / Photo du père du Marquis – Jean-Marc Nattier

Pour en savoir plus , fondateur du forum et de ce blog.