L’Aigle, Mademoiselle !

Issendolus… en venant de Gramat, ce village situé dans le Parc Naturel des Causses du Quercy est la porte d’entrée Nord du Pays de Lacapelle-Marival. La D840 traverse son territoire au niveau de l’ancien Hôpital des religieuses de Beaulieu, tandis que le bourg s’étend à 1 kilomètre de là, sur le Causse.

Ce lieu de passage a toujours été très fréquenté depuis l’Antiquité : une voie romaine, qu’emprunte aujourd’hui le GR.6 – chemin de Saint-Jacques de Compostelle – mène par Gramat, vers Rocamadour et sa Vierge Noire, puis Figeac et ensuite Conques au sud.

Le patrimoine rural, au-delà des dolmens, témoigne d’une présence humaine très ancienne. Au détour des chemins et des propriétés, on rencontre un grand nombre de croix en pierre ou en fer, des puits et des fours. Mais aussi des murets et des cazelles : des abris de bergers très anciens similaires aux « bories » provençales ; Sade aurait, je pense, beaucoup apprécié cette province de France… pas surprenant que ce coin pittoresque ait plu à mes amis « Dragon » et « Lecter », calme, sérénité, félicité, tout y est, il y a même de la place pour leur douce folie.

Marquis de Sade - L'Aigle, Mademoiselle !

A Issendolus, l’hôpital était donc un lieu de soins pour les indigents et les malades, mais aussi une halte pour les pèlerins et les marchands. Fondé par Guibert de Thémines et sa femme Aigline sur la paroisse de Saint-Julien, ils le donnèrent en 1259 aux Hospitaliers de Saint-Jean qui en confièrent la direction à des religieuses ; ce fut une des rares maisons de femmes que compta l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean. Mais ce n’est qu’en 1298, 40 ans plus tard, que Dame Aigline de Thémines, petite-fille des fondateurs, et trois sœurs reçurent leur règle ; cela se passa au Château de La Tronquière qui était le siège local d’une commanderie de l’ordre, un endroit charmant, perdu au milieu de nul part… là où habitent mes deux amis un peu fou.

Par la suite, au début du XIV° siècle, une religieuse, Fleur, s’y fit remarquer par ses vertus et, après sa mort, par ses miracles. Pour faire vite, dès son enfance, Fleur, élevée dans sa famille parmi un groupe de dix-neuf enfants, frère, sœurs ou cousins, eut une maturité précoce et une piété sans borne, soutenue par celle de sa famille. A quatorze ans, elle demanda à entrer au couvent et ses parents acquiescèrent…

– Dieu l’attire à lui, nous ne la lui refuserons pas.

Elle entra donc à l’Hôpital d’Issendolus et se laissa docilement former aux observances de la règle, tout en profitant de cet endroit aux odeurs enchantées, propices à ensorceler et ouvrir les sens des jeunes filles.

Bientôt, prise de scrupules, elle commença à se lamenter…

– Malheureuse ! Tu as désiré quitter le monde pour faire pénitence et tu es venue dans un lieu de délices. Que feras-tu si ici tu ne peux plaire au Seigneur ?

Elle profita du passage d’un saint homme pour lui avouer qu’elle avait peur de se damner si elle restait dans une maison si bien pourvue : il la rassura en lui disant que cette abondance, nécessaire aux malades qui n’étaient pas encore bien fermes dans l’amour de Dieu, serait pour elle l’occasion de grands mérites, si elle savait refuser de satisfaire ses désirs par amour de Dieu. Le démon, qui, comme chacun sait, préfère le Vice à la Vertu, entreprit alors de la tenter directement.

– Croissez et multipliez-vous, lui dit-il ; lui rappelant ainsi la parole divine.

– Méchant démon, répondit-elle. Ce que tu dis est permis aux séculiers, mais aux religieux qui ont promis à Dieu chasteté, non seulement il leur est défendu de le faire, mais c’est une abomination de seulement y songer. Et Dieu sans la permission duquel tu ne peux rien faire te commande de cesser de me tenter.

– Sois certaine que si tu ne consens pas à la délectation de la chair et à perdre la chasteté, je te troublerai tellement et te mettrai si mal avec les autres que la grande douleur que tu en auras te fera désespérer et que tu te damneras pour toujours. Il te serait plus avantageux de commettre le péché de la chair et de t’en purifier ensuite par un digne repentir, car le désespoir est le plus grand péché ; c’est le péché contre le Saint-Esprit, qui n’est pardonné ni en ce monde ni dans l’autre.

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Un jour, alors que la jeune enfant se promenait avec un Abbé coquet, le démon entreprit de la tourmenter encore un peu plus. Alors qu’ils arrivait dans sa direction, l’horrible Diable souffla son souffle fétide vers l’allée de châtaigniers située en contrebas. Un fois son forfait lancé, le voilà parti en se frottant les mains, fier du résultat à venir… il faut dire que l’exhalaison des fleurs parfumait l’air d’une drôle de manière, de celle que les gens du Vice semble connaître mieux que personne.

– Oh mon Dieu, la singulière odeur, dit la jeune personne à l’Abbé, ne s’apercevant pas d’où elle venait. Mais sentez-vous çà… c’est une odeur que je connais.

– Taisez-vous donc, Mademoiselle, ne dites pas de ces choses-là, je vous en prie.

– Eh pourquoi donc, je ne vois pas ce qu’il y a de mal à vous dire que cette odeur ne m’est point étrangère, et très assurément elle ne me l’est pas.

– Mais, Mademoiselle…

– Mais, je la connais, vous dis-je ; Monsieur l’Abbé, dites-moi donc, je vous prie, quel mal je fais d’assurer que je connais cette odeur-là.

– Mademoiselle, dit l’abbé en pinçant son jabot et flûtant le son de sa voix, il est bien certain que le mal en lui-même est peu de chose ; mais c’est que nous sommes ici sous des châtaigniers, et que nous autres naturalistes, nous admettons en botanique que la fleur de châtaignier… je ne l’assurerais pas, mais quelques savants nous persuadent que la fleur de châtaignier a positivement la même odeur que cette semence prolifique qu’il plut à la nature de placer dans les reins de l’homme pour la reproduction de ses semblables.

– Eh bien, la fleur de châtaignier ?

– Eh bien, Mademoiselle, c’est que ça sent le f…

Terrorisée, Fleur fit le signe de la croix et s’enfuit en courant dans tout l’hôpital, les yeux et les mains levés au ciel, priant le Seigneur, la Vierge et les Saints de lui obtenir miséricorde. Plus elle était troublée, plus elle s’abandonnait à ses prières, courant dans le cloître en poussant des soupirs et pleurant sans manifester aux autres la cause de ses souffrances. Aussi les sœurs la traitaient de folle et d’insensée et la faisaient réprimander par les religieux de passage : elle ne se récriait pas et répondait à peine, se contentant de toujours pleurer devant Dieu comme la Madeleine.

Le Seigneur, qui seul le pouvait, commença à la consoler. Jésus lui apparut alors sous la figure de l’Ange qui était peint dans le cloître devant le parloir, continuellement pendant trois mois environ. Quand elle le vit tout meurtri, elle comprit ce qu’il avait souffert pour les pécheurs. Il lui sembla qu’elle portait en elle le Seigneur, avec sa croix qui lui déchirait les entrailles, tandis que son côté souffrait comme s’il eut été transpercé. Elle crachait le sang.

Souvent quand elle s’agenouillait pour réciter le Veni Sancte Spiritus, elle restait comme sourde et muette et se perdait en Dieu. Par humilité elle voulait garder ses extases secrètes ; elle prétextait quelque maladie pour rester au lit et goûter dans le calme les douceurs spirituelles, accompagnées de phénomènes extraordinaires : un Ange lui montra un objet magique, symbole de virilité, capable de chasser le Diable de son cœur et de celui des autres, tout en gardant le désir et l’extase, et en effet nul ne s’approchait d’elle sans se sentir soulagé et exalté.

Fréquemment elle eut des Visions du Ciel : elle le vit un jour comme un grand arbre couvert de fleurs de châtaignier, un arbre entouré de ménades, en haut duquel se tenait un aigle impérial, noir, éployé devant ce qui ressemblait à l’étoile du berger, celle de la Déesse Inanna, un aigle au bec et aux serres rouge sang, un aigle diadémé, un aigle roi, messager du Divin.

– L’Aigle, Mademoiselle, écoutez l’Aigle, semblaient psalmodier les bacchantes.

– Quand pour vous deux sera un… afin de faire mâle et femelle en un seul… alors vous entrerez dans le Royaume, lui disait l’oiseau divin.

Ce passage de l’Évangile de Thomas l’avait autrefois beaucoup marqué car il se voulait le reste de l’ancienne croyance. L’amour divin étant source de toutes Vies sur terre, le souverain d’autrefois était tenu de s’unir à la Déesse. Dans ce mariage sacrée, le monde était régénéré, nettoyé, permettant ainsi d’assurer la fertilité de la terre et d’apporter fécondité aux femelles. D’une autre manière cette union permettait de retrouver le principe unique, séparé à l’origine entre le masculin et le féminin. Ce rite avec Inanna permettait alors de se rapprocher des Dieux et de rentrer dans leur Royaume. Belle, voluptueuse, perfide et versatile. Inanna était la Déesse de l’Amour, celle du Sexe et celle des Prostitués.

Marquis de Sade - L'Aigle, Mademoiselle !

Cette vision, bouleversa Fleur, elle pressentait la venue prochaine d’un personnage au charisme hors norme, un personnage libre, se fichant des lois établies et à l’aura illimitée. Elle s’enfonça alors encore un peu plus dans l’extase, espérant secrètement voir de son vivant l’arrivée de cet homme et pouvoir ainsi profiter de son enseignement vertueux.

Enfin, et c’est ainsi que se termine sa Vie, son grand désir du Ciel, et l’absence du Prophète annoncé, lui firent aimer et souhaiter la mort. Fleur mourut en 1347, le 5 octobre pour être précis. Malgré sa disparition, les hommes voulurent toujours que Fleur soulage leurs esprits du Démon, le 11 juin 1360, l’Abbé de Figeac ordonna donc la levé de terre de son corps. A partir de là, les miracles commencèrent, de jour en jour plus nombreux. Des années plus tard, des siècles même, après des centaines de miracles avérés, jaloux ou apeurés, des ignorants au mystère de la foi, brulèrent ses reliques durant l’époque sombre de la Révolution… rendant orphelin des milliers de pèlerins espérant trouver la sérénité au contact de ses os.

De l’Hôpital, dévasté en 1792, il ne subsiste aujourd’hui qu’une partie de la salle capitulaire qui s’ouvrait sur le cloître. La porte décorée et les travées séparées par deux colonnes finement ciselées ainsi que les clés de voûte attestent de l’importance de l’ensemble de ce monastère, classé Monument Historique en 1920.

Nul doute que Sade fut mis au courant de l’histoire extraordinaire de Sainte Fleur – car, depuis tout ce temps, la pieuse enfant était devenu sainte – et qu’il a su en soutirer la substantifique moelle pour la base d’un de ses contes… mais ça, la légende ne le dit pas, seul Donatien pourrait vous dire ce qui est vrai de ce qui est faux ; peut-être « Dragon » et « Lecter », mais je n’en suis pas sûr… je ne doute plus de leur démence certaine, Fleur, depuis là-haut, veille au grain.

Sources : La Fleur de Châtaignier – Marquis de Sade / Hagiographie de Sainte Fleur / Photo Cazelle / Photo Châtaignier / Photo licencieuse

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