6 – Les châteaux de la subversion

« Allié par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire. »

Cette citation de Sade tirée de son roman « Aline et Valcour » est la parfaite introduction pour la série estivale de cette année. Effectivement, cet été j’ai décidé de vous parler — du moins de vous présenter — les principaux châteaux où vécut le Marquis de Sade.

De sa naissance à sa mort, Sade traversa le pays. Du Sud au Nord en passant par la Bourgogne, Sade circula dans le royaume. Parfois dans le confort certain du luxe de ses châteaux. D’autres fois dans l’inconfort que pouvaient être les prisons de cette époque. Mais à chaque fois, ces étapes marquèrent sa vie au point de le hanter ou de les faire rejaillir dans ses histoires.

Sixième étape d’un feuilleton que j’ai nommé « les châteaux de la subversion » en clin d’œil au livre d’Annie Lebrun : la Bastille.

Marquis de Sade — 6 - Les châteaux de la subversion

Nous sommes dimanche 29 février 1784, il est sept heure du soir, la porte s’ouvre, il prend ses affaires, il ne reviendra pas dans cet horrible endroit. Il aura fallu attendre une journée qui n’existe que tous les quatre ans pour qu’ils se décident à organiser ce périple ; il ne faudrait pas qu’il soit superstitieux, ni croiser d’animaux fabuleux en ce jour funeste. Dans son voyage fantastique, l’accompagne le Sieur Surbois ; inspecteur de police, le bonhomme à la charge d’exécuter un ordre du roi signé un mois plutôt.

Les deux hommes sortent du bâtiment et montent dans ce qui ressemble vaguement de loin à un véhicule de transfert pénitentiaire aux banquettes moelleuses et aux rideaux épais. Le trajet est long, chacun a droit à son petit confort, il serait bête d’arriver au bout de cette expédition avec un rhume et des escarres au cul…

Le temps dehors est épouvantable, il pleut, les rivières sont au plus hauts et prêtes à déborder. La Lune, à mi-parcours de sa course mensuelle, lance ses rayons sur la brume qui se lève. Des ombres angoissantes courent sur les maisons. Les sous-bois se transforment en antichambre des enfers, rassemblant toutes l’imagination des hommes… l’ambiance est donc plus à la lumière blafarde qu’à celle chaleureuse d’une soirée d’été.

Après deux heures d’une transhumance les ayant menés du plateau forestier près de la Pissote à l’ancien fort Saint-Anthoine près de Paris, l’inspecteur sort en premier de la voiture, vérifie que tout va bien et demande à l’objet de sa mission de bien vouloir le suivre.

Devant eux, une grosse bâtisse donnant l’impression de toujours avoir été là. Lugubre, sépulcral, le lieu transpire le sinistre et procure un profond accablement à quiconque longe ses murs la nuit. La brume n’aidant pas, cet ancien châtelet ne semble être là que pour traumatiser les gens. Ce sera pourtant ici qu’il logera dorénavant… plus précisément, au deuxième étage d’une tour dite de la Liberté.

Son appartement est sombre mais donne vers l’Ouest, il se dit qu’il pourra alors profiter du Soleil couchant qu’il affectionne tant. L’endroit est certes un peu austère, mais avec quelques livres, deux ou trois meubles bien choisis et une décoration lui rappelant sa Provence adorée, ce coin tristounet n’y paraîtra plus.

Marquis de Sade — 6 - Les châteaux de la subversion

Dans cet endroit, plus triste que le fond d’une tombe, notre bonhomme s’occupe comme il peut. Dans un premier temps, la cellule n’étant pas très grande, il s’évade en regardant la foule depuis la fenêtre du deuxième étage de la tour de la Liberté. Le flot des gens sous les rayons du Soleil couchant le fascine et lui donne l’impression d’un petit cours d’eau se jetant dans la Seine pas loin ; c’est toujours mieux que regarder le fossé noir du dessous… fossé où atterrissent les eaux usées des prisonniers de ce lieu lugubre.

De telles immondices lui donneraient presque des idées d’histoires à raconter, des histoires dures, de celles qui font tourner le cœur des dames trop serrées dans leur corset. Mais pour cela, il lui faudrait des bougies, des plumes et du mobilier… sa femme s’en chargera pour lui.

Quinze jours durant, progressivement, le futur père de « Justine » conçoit sa nouvelle tanière, là un fauteuil, là une bibliothèque, là une table, une plume et des bougies… c’est d’ailleurs aujourd’hui que doit passer sa femme pour lui apporter ce qu’il demande le plus : des bougies !

Il est quatre heure du soir quand celle-ci passe les contrôles de la prison. « Mme la marquise de Sade […] est restée jusqu’à sept [heures] avec le sieur marquis son mari, sur une permission de M. Lenoir [lieutenant général de Police], datée de ce jour, elle doit revenir le 27 ; elle lui a apporté six livres de bougie. » indique le rapport du garde.

Trois heures pour livrer des bougies ! Que firent-ils ? Une crapette, des gaufres, un colin-maillard ? La légende ne le dit pas… on imagine pourtant mal nos deux amis regarder « Questions pour un Champion », il y a donc de forte chance que ces retrouvailles ce soient transformées en aventures érotiques… tout du moins j’aime l’imaginer. Ce que l’on sait par contre, c’est que ce cinq à sept eut lieu à la Bastille le 16 mars… la Marquise avait 43 printemps et le Marquis 44 !

Marquis de Sade — 6 – Les châteaux de la subversion

Cinq ans plus tard, notre homme est installé, bien installé : un fauteuil, une table, du linge en nombre, des livres, beaucoup de livres, de quoi écrire évidemment et bien sûr de délicieuses pâtisseries venant des meilleures adresses de Paris ; Sade est chez lui… enfin presque !

En juillet 1789, cela fait déjà un peu moins de trois ans qu’il a fini de mettre au propre les brouillons du plus emblématique de ses ouvrages : Les Cent Vingt Journées de Sodome. Une écriture minuscule, serrée, sur les deux faces d’un rouleau de papier de la taille d’un rouleau de papier-cul, voilà l’ampleur du défi : 12 mètres d’un texte caché dans un godemichet afin d’en éviter la saisie. Le travail fut réalisé en trente-sept jours, de sept à dix heures du soir… le 22 octobre 1785, c’était réglé !

A cette date, Sade a d’autres idées d’histoires. Comme un devin, il pressent une colère sourde qui monte du peuple, celui-ci semble à vif, au bord de la fracture et le roi – tout du moins le monde aristocratique – complétement déconnecté de ce que vivent les gens. Au fil des années, ses histoires prennent forme, ses idées révolutionnaires aussi. De sa plume, il attaque la Royauté, le Clergé, ruine le concept de Dieu et sape la morale chrétienne. Il ne comprend pas la résignation des Hommes face à un Etat qui les opprime et les oblige à être esclaves de maîtres imbéciles.

« Une grande Révolution se prépare dans notre patrie : la France est lasse des crimes de nos souverains, de leurs cruautés, de leurs débauches et de leurs folies ; elle est lasse du despotisme, et elle va rompre ses liens. » Aline et Valcour

Marquis de Sade — 6 – Les châteaux de la subversion

Le 2 juillet 1789, il n’est donc pas surprenant de voir un gros bonhomme à la fenêtre de sa cellule, fort de ses idées et du bruit de la foule, se servir, en guise de porte-voix, d’un long tuyau de fer blanc terminé par un entonnoir. Outil indispensable et très pratique donné pour qu’il puisse vider ses eaux dans le fameux fossé noir, nauséabond et dégoutant, qui courre au pied de sa tour ; évacuant en toute discrétion les problèmes de digestion du Marquis. Gonflant le torse et utilisant tout son souffle, il crie depuis là-haut, grâce à cet instrument insolite, qu’à diverses reprises « on égorge les prisonniers de la Bastille et qu’il faut venir les délivrer. »

A cette époque, la Bastille est presque vide, les prisonniers se compteraient sur les doigts d’une main, il est alors assez difficile de comprendre ce qui poussa le peuple à prendre une prison quasi déserte. Il n’est pas impossible de penser que ce soient les cris de ce gros monsieur qui, par les détails des tortures qu’auraient subi les prisonniers, influencèrent les esprits déjà excités par l’effervescence populaire, provoquant finalement la prise de la vieille forteresse… le Marquis cause du 14 juillet ?

Cela aurait pu être drôle si Sade était encore sur place à cette date. Dans la nuit du 3 au 4 juillet 1789, parce qu’on craignait la harangue de ce prisonnier et l’emprise qu’il pouvait avoir sur la foule massée au pied des murailles, il fut en effet enlevé « nu comme un ver » et transféré à l’hospice des fous de Charenton, un peu à l’écart à l’Est de Paris.

Sade fut obligé d’abandonner toutes ses affaires personnelles, ses manuscrits, son chef-d’œuvre… pas même lui laissa-t-on le temps de prendre les brouillons de ses écrits. La forteresse ayant été prise, pillée et démolie, Sade ne retrouva jamais les Cent Vingt journées de Sodome. La perte d’un tel ouvrage lui fit verser des « larmes de sang ».

Huit mois plus tard, fin mars 1790, un décret de l’Assemblée Constituante lui rend la liberté. Sans le sou, il veut revoir sa femme. Elle, lassée des écarts de son mari, ne veut plus avoir affaire à lui et obtient quelques semaines plus tard la séparation de corps et d’habitation.

A partir de là, le Marquis de Sade prend part active à la Révolution. Il devient secrétaire de la Section des Piques. Fervent admirateur de Robespierre et de Marat, mais ennemi décidé de la peine de mort, il est considéré comme suspect et emprisonné. Par un singulier destin, il est ensuite relâché à la chute de son idole… mais ça, c’est une autre histoire.

Sources : Photo : forêt sinistre – anonyme / Photo : Bastille – Assassin’s Creed / Photo : gravure du XVIIIe – anonyme / Photo : Vestige de la tour de la Liberté – Nicolas Bonnell

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