Voir les fous… et mourir.

Sade, qui s’ennuie, grignote une madeleine debout dans sa chambre face à sa bibliothèque. Regardant au travers du miroir accroché là, il se voit en train de dormir dans son fauteuil. Qui y avait-il dans la purée au petit pois de ce soir ? Le voilà maintenant aussi grand qu’une chenille, galopant sur le tapis en direction de la plinthe au pied de sa table de nuit. Est-ce cela qu’être fou ? Se retrouve-t-on à chercher une échappatoire à sa folie en espérant pouvoir passer sous le parquet du sol afin d’accéder à la salle de bain de sa voisine d’à côté ?

Déçu du spectacle, ou plutôt déçu de ne voir aucun sein géant, Sade se réveille. Ce genre de délire, depuis quelques jours, est récurrent. Le plus souvent, Sade rêve qu’il passe de l’autre côté du miroir pour rejoindre la Trinité des gens dérangés. Entreprenant, de temps à autres, lors de ses aventures lilliputiennes, des glissades sur les hanches dantesques de Marie-Constance logeant dans la chambre attenante… Est-ce la fin ?

Marquis de Sade - Voir les fous... et mourir.

Nous sommes le 15 juin 1814, Sade va bientôt mourir… dans six mois Dieu le rappellera à lui. Ce soir-là Sade est pensif, il se remémore sa vie d’antan, celle d’avant son enfermement chez les fous. Il se souvient de tout : les affaires, son mariage, sa belle-mère. Ses livres aussi, ceux narrant voyages, légendes, les opuscules divers, comme ceux, plus provocants, parlant de fesses et d’organes rebondis… un souvenir cependant revient plus souvent que les autres : ses aventures italiennes.

L’Italie, ça forme son homme. A cette époque, il était jeune, il courrait encore le jupon fripon, rares étaient ceux qui lui résistaient… Il s’est même cru immortel quand un père en colère lui tira dessus pour venir récupérer sa fille.

L’Italie, le grand tour : Rome, Bologne, Modène, Florence, le Vésuve, Pompéi, Capri, Naples. Voir Naples… et mourir. Voilà ce qui le fait rêver et l’emporte loin de cette austère chambre d’un asile aussi lugubre que silencieux. Il se souvient de ses fuites précipitées, à dos de mulet, à travers la montagne, l’ascension périlleuse de Montgenèvre près du Rocher de l’Aigle, le Mont-Cenis, ses précipices et la brume accrochée au lac… rien à voir avec l’escalier qui mène à la cantine de l’hospice, ni avec l’étroit corridor conduisant à la buanderie.

Toutefois, il se dit que Charenton ressemble un peu à l’Italie. Certes, il n’y a pas d’oliviers et les vignes ne courent pas les champs mais les pensionnaires créent à eux seuls les paysages et la mythologie de là-bas. Il y a cette dame du deuxième, celle au cou de taureau, qui passe son temps à confectionner des châles en hurlant qu’elle vole comme une colombe au milieu d’une tempête de feu. L’homme sombre du premier étage, celui qui, debout dans l’eau de son bain, multiplie les miracles en récitant l’alphabet grec et qui pense pouvoir parler aux morts dans les tuyaux d’évacuations. Ou encore le curé fou se faisant appeler mercredi, un saladier sur la tête en guise de pétase, une petite boule qui roule plus qu’elle ne marche, qui se dit éternel car investi d’une mission divine auprès des Hommes alors qu’il ne parle qu’aux pigeons. Sade a raison, l’ombre de la mythologie romaine n’est pas loin…

Marquis de Sade - Voir les fous... et mourir.

Pourtant, la Maison de Charenton n’a pas toujours soigné les fous. Grace à une donation, elle fut fondée au milieu du XVème siècle par les frères de la Charité. En contrepartie, ces derniers devaient employer ladite Maison pour soigner les malades indigents du pays. 150 ans plus tard, l’endroit a évolué, il a pris le nom d’Hôpital de la Charité de Notre-Dame de la Paix et les frères accueillent dorénavant des correctionnaires, individus que l’on voulait écarter de la vie publique, et des aliénés… dont 1 furieux, 77 imbéciles et 4 épileptiques.

Le 12 Messidor de l’an III – le 30 juin 1795 – la Révolution mit un terme à l’activité des frères : le comité des secours publics ordonnant la fermeture de l’établissement. La maison fut alors utilisée comme prison pour les militaires du camp de Vincennes ; seul l’hôpital des pauvres du canton continuera à remplir sa fonction d’assistance.

Deux ans après, le 15 juin 1797, par arrêté du 27 Prairial de l’an V, le Directoire exécutif, sur rapport du Ministre de l’Intérieur Chaptal, décida la réouverture de l’établissement. Il s’agissait de soulager l’effectif de l’Hôtel-Dieu et, au-delà, de remédier aux conditions désastreuses dans lesquelles étaient reçus les aliénés laïcs. Sous la tutelle du Ministre de l’Intérieur, Charenton devenait le seul établissement en France à soigner les insensés des deux sexes.

Marquis de Sade - Voir les fous... et mourir.

Ce soir-là, une calèche passa le portail de l’asile. En descendit un homme élancé habillé d’une cape noire courant droit devant lui, ses bras semblant vouloir saisir quelque chose d’éthérique ; le précédant, porté par un infirmier, un dignitaire ecclésiastique offusqué de se retrouver ici, jurant que ce n’est pas lui qui a mangé les pigeons du presbytère ; et, fermant la marche, une dame qui accrocha à la porte du véhicule le fil d’un ouvrage en laine, disant que le Maître pourra ainsi retrouver le chemin de la voiture plus facilement après leur réunion.

Dans le même temps, Sade était libre, tel Icare voulant toucher l’astre divin, il a attaqué le Soleil. Il a profité de cet instant de grâce pour publier ses plus fameux ouvrages. Cependant, à vouloir priver l’univers de sa chaleur sacrée, le monde s’est embrasé ; celui-ci n’était pas prêt à éteindre la flamme qui le guidait dans les ténèbres environnantes. Sade, comme d’habitude, fût cloisonné, enfermé. Entendait-il des voix ? Oui, non, ses juges s’en sont foutu, à écrire ce qu’il écrivait, Sade devait-être fou. Sade sous les feux de la rampe passa donc de l’autre côté du miroir.

A Charenton, nul lapin blanc en retard, ni d’Absolem sur son champignon. Malgré l’hystérie générale, Sade garda son sang-froid. Le côté délirant du lieu, au lieu de le rapetisser, le fit grandir. Alors que tout ce pays des merveilles souffrait d’un malaise profond, causé par l’absence de règles claires, Sade eut l’idée de faire participer les fous aux pièces qu’il écrivait pour ne pas s’ennuyer. Cela marcha un moment, mais savoir que le ver était dans la pomme et qu’il soignait la chair malade ne plut pas à tout le monde… Sade n’est pas fou mais rend fou disait-on de lui. Ce fût la fin. A partir de là, Sade commença à dépérir…

Dix-sept ans après la réouverture de l’asile, nous sommes le 15 juin 1814, Sade va bientôt mourir… dans six mois Dieu le rappellera à lui. Ce soir-là Sade se repose sur son fauteuil. Les yeux fermés, il se voit debout à côté du miroir posé sur sa bibliothèque en train de manger une madeleine. Il est pensif, il sait qu’il est chez les fous. Effaré, il se voit maintenant rétrécir, devenir aussi grand qu’Absolem. Il ne sait pas qui est Absolem mais il connaÎt son nom. Il sait aussi que c’est une chenille. Il se dit que tout ceci est mauvais signe, les vapeurs de la drogue font leur effet… qui y avait-il dans la purée aux petits pois de ce soir ?

Le voilà courant sur le tapis de la chambre, enjambant les mailles et les miettes restées là. Sade sait où il va. Poursuivant sa quête onirique sur le dos d’une blatte, il se dirige maintenant vers son rendez-vous. Passant l’escalier gardé par le vieux chat au sourire mystérieux du directeur de l’établissement, il file vers l’aile droite de l’asile. Il sait où il va. Est-ce cela qu’être fou ? Est-ce la fin ? Tout cela n’a plus d’importance, ce soir, il est de l’autre côté du miroir, ce soir, il a rendez-vous avec la Trinité des gens dérangés pour voir les fous… et mourir.

Sources : Photo – Joker – Brian Bolland / Photo – L’exorciste – William Friedkin / Photo – Calèche devant l’asile de Charenton – Anonyme

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