A l’assassin, on égorge les prisonniers !

Le 29 février 1784, le Marquis de Sade arrive à la Bastille. Dans cet endroit, plus triste que le fond d’une tombe, notre bonhomme s’occupe comme il peut. Dans un premier temps, la cellule n’étant pas très grande, il s’évade en regardant la foule depuis la fenêtre du deuxième étage de la tour de la Liberté. Le flot des gens sous les rayons du Soleil couchant le fascine et lui donne l’impression d’un petit cours d’eau se jetant dans la Seine pas loin ; c’est toujours mieux que regarder le fossé noir du dessous… fossé où atterrissent les eaux usées des prisonniers de ce lieu lugubre.

De telles immondices lui donneraient presque des idées d’histoires à raconter, des histoires dures, de celles qui font tourner le cœur des dames trop serrées dans leur corset. Mais pour cela, il lui faudrait des bougies, des plumes et du mobilier… sa femme s’en chargera pour lui.

Cinq ans plus tard, notre homme est installé, bien installé : un fauteuil, une table, du linge en nombre, des livres, beaucoup de livres, de quoi écrire évidemment et bien sûr de délicieuses pâtisseries venant des meilleures adresses de Paris ; Sade est chez lui… enfin presque !

Marquis de Sade — A l'assassin, on égorge les prisonniers !

En juillet 1789, cela fait déjà un peu moins de trois ans qu’il a fini de mettre au propre les brouillons du plus emblématique de ses ouvrages : Les Cent Vingt Journées de Sodome. Une écriture minuscule, serrée, sur les deux faces d’un rouleau de papier de la taille d’un rouleau de papier-cul, voilà l’ampleur du défi : 12 mètres d’un texte caché dans un godemichet afin d’en éviter la saisie. Le travail fut réalisé en trente-sept jours, de sept à dix heures du soir… le 22 octobre 1785, c’était réglé !

A cette date, Sade a d’autres idées d’histoires. Comme un devin, il pressent une colère sourde qui monte du peuple, celui-ci semble à vif, au bord de la fracture et le roi – tout du moins le monde aristocratique – complétement déconnecté de ce que vivent les gens. Au fil des années, ses histoires prennent forme, ses idées révolutionnaires aussi. De sa plume, il attaque la Royauté, le Clergé, ruine le concept de Dieu et sape la morale chrétienne. Il ne comprend pas la résignation des Hommes face à un Etat qui les opprime et les oblige à être esclaves de maîtres imbéciles.

« Une grande Révolution se prépare dans notre patrie : la France est lasse des crimes de nos souverains, de leurs cruautés, de leurs débauches et de leurs folies ; elle est lasse du despotisme, et elle va rompre ses liens. » Aline et Valcour

Marquis de Sade — A l'assassin, on égorge les prisonniers !

Le 2 juillet 1789, il n’est donc pas surprenant de voir un gros bonhomme à la fenêtre de sa cellule, fort de ses idées et du bruit de la foule, se servir, en guise de porte-voix, d’un long tuyau de fer blanc terminé par un entonnoir. Outil indispensable et très pratique donné pour qu’il puisse vider ses eaux dans le fameux fossé noir, nauséabond et dégoutant, qui courre au pied de sa tour ; évacuant en toute discrétion les problèmes de digestion du Marquis. Gonflant le torse et utilisant tout son souffle, il crie depuis là-haut, grâce à cet instrument insolite, qu’à diverses reprises « on égorge les prisonniers de la Bastille et qu’il faut venir les délivrer. »

A cette époque, la Bastille est presque vide, les prisonniers se compteraient sur les doigts d’une main, il est alors assez difficile de comprendre ce qui poussa le peuple à prendre une prison quasi déserte. Il n’est pas impossible de penser que ce soient les cris de ce gros monsieur qui, par les détails des tortures qu’auraient subi les prisonniers, influencèrent les esprits déjà excités par l’effervescence populaire, provoquant finalement la prise de la vieille forteresse… le Marquis cause du 14 juillet ?

Cela aurait pu être drôle si Sade était encore sur place à cette date. Dans la nuit du 3 au 4 juillet 1789, parce qu’on craignait la harangue de ce prisonnier et l’emprise qu’il pouvait avoir sur la foule massée au pied des murailles, il fut en effet enlevé « nu comme un ver » et transféré à l’hospice des fous de Charenton, un peu à l’écart à l’Est de Paris.

Sade fut obligé d’abandonner toutes ses affaires personnelles, ses manuscrits, son chef-d’œuvre… pas même lui laissa-t-on le temps de prendre les brouillons de ses écrits. La forteresse ayant été prise, pillée et démolie, Sade ne retrouva jamais les Cent Vingt journées de Sodome. La perte d’un tel ouvrage lui fit verser des « larmes de sang ».

Huit mois plus tard, fin mars 1790, un décret de l’Assemblée Constituante lui rend la liberté, c’était il y a tout justes 227 ans. Sans le sou, il veut revoir sa femme. Elle, lassée des écarts de son mari, ne veut plus avoir affaire à lui et obtient quelques semaines plus tard la séparation de corps et d’habitation.

A partir de là, le Marquis de Sade prend part active à la Révolution. Il devient secrétaire de la Section des Piques. Fervent admirateur de Robespierre et de Marat, mais ennemi décidé de la peine de mort, il est considéré comme suspect et emprisonné. Par un singulier destin, il est ensuite relâché à la chute de son idole… mais ça, c’est une autre histoire.

Sources : Photo : gravure du XVIIIe – anonyme / Photo : Vestige de la tour de la Liberté – Nicolas Bonnell

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